Le meilleur Coca-Cola de toute ma vie

Actualité oblige, je repense souvent, ces derniers temps, à ces quelques mois passés en Israël au milieu des années 90. Quelques jours à peine après mon arrivée en Terre Sainte, Yitzhak Rabin, alors Premier ministre, se faisait assassiner (par un extrémiste juif). Aujourd’hui, je vous raconte mon premier souvenir d’Israël.

J’ai vingt-trois ans, un diplôme fraichement acquis (qui ne me servira absolument à rien ici), des rêves pleins la tête (qui me seront bien plus utiles, eux) et peur de rien (insouciance ou inconscience?). J’ai décidé de passer quelques mois comme volontaire dans un kibboutz. Parce que j’ai envie de découvrir le monde, mais que je n’ai pas d’argent (au kibboutz, tu es logé, nourri, blanchi, et tu reçois même un peu d’argent de poche). Parce que je n’ai pas envie de m’installer dans un bureau (j’ai toute la vie pour faire ça). Parce que sa vie, on en fait ce qu’on en veut, non? Et moi, c’est ça que je veux faire.

Le Desk Kibboutz de Bruxelles m’a proposé de m’envoyer au kibboutz Lahav, dans le désert du Néguev, pas très loin de Beer-Sheva. Apparemment, c’est là qu’ils ont besoin de volontaires. Particularité du kibboutz Lahav: on y élève le porc. Il faut savoir qu’en Israël, l’élevage du porc est autorisé uniquement à des fins de recherche scientifique. A Lahav, on élève le porc à des fins alimentaires. A Lahav, on t’explique qu’il est écrit: « tu n’élèveras pas le porc sur la terre d’Israël ». Alors, à Lahav, on a fait couler une dalle de béton, sur laquelle on élève les cochons.

Le jour où je me rends au Desk Kibboutz pour la dernière fois pour y prendre mon billet d’avion (un billet « open » sur six mois – je peux rentrer quand je veux au cours de cette période – je rentrerai le dernier jour, évidemment), on me donne toute une série d’instructions sur la vie en Israël et au kibboutz, mais aussi sur la manière de me rendre jusque-là: arrivée à Tel Aviv, je dois prendre tel bus jusqu’à la Central Bus Station. Là, je prends tel autre bus en direction de Beer-Sheva. Je descends à je ne sais plus quelle « junction », et là, j’attends qu’une voiture veuille bien me prendre en stop – les bus ne vont pas jusqu’au kibboutz. Je me souviens de cet avertissement, le monsieur du desk kibboutz a tellement insisté: « quand tu fais du stop, ne monte jamais dans une voiture avec une plaque d’immatriculation bleue: ce sont des Palestiniens. Ne monte que dans les voitures qui ont une plaque jaune. Tu m’entends? ». Je ne comprends pas très bien le sens de son avertissement, mais soit.

Me voilà donc, quelques jours, quatre heures d’avion et trois heures de bus plus tard, seule, au bord de la route, à la fameuse junction, chargée comme un mulet. Mes sacs pèsent lourd. On est en novembre, mais il fait chaud, la journée, dans le Néguev. Et j’ai soif. Pas énormément de passage sur la route. Je brandis le pouce à chaque véhicule qui approche. J’attends, patiemment. J’ai le temps. J’ai six mois, je n’en suis pas à une heure près. Mais qu’est-ce que j’ai soif! Et ce soleil…

Soudain, alors que je n’y croyais plus, un petit camion ralentit en s’approchant de moi. C’est une plaque bleue. Il s’arrête. Tant pis, je suis fatiguée, j’ai chaud et j’ai soif, je monte. L’homme derrière le volant ne parle que l’arabe. Très vite, nous comprenons que nous ne parlerons pas. Je lui dis juste « kibbutz Lahav? » et il comprend. Il s’aventure sur le chemin de terre perpendiculaire à la route. Tout en conduisant, par des signes, il me demande si j’ai soif – à mon avis, ça devait se voir. Son regard est doux. J’acquiesce. C’est alors qu’il sort, de je ne sais où, cette petite bouteille de Coca-Cola – vous savez? ces petites bouteilles en verre. Il la décapsule pour moi et me tend le breuvage. Le Coca est tiède, mais j’ai si soif!

Une fois désaltérée, je me tourne vers l’homme, les yeux humides à cause du gaz contenu dans la boisson, pour lui montrer ma reconnaissance par un grand sourire. Il comprend et son regard s’illumine.

Soudain, il arrête le camion. J’ai beau regarder autour, je ne vois qu’un désert aride, pas de kibboutz. Je le regarde avec des yeux interrogateurs. C’est alors qu’il me fait comprendre qu’il ne peut pas aller plus loin, qu’il est obligé de s’arrêter là. Sinon, me « dit-il » avec ses mains, et là, il mime un soldat qui serait muni d’un fusil et qui l’abattrait. Bienvenue en Israël.

Je remercie l’homme, nous nous serrons la main, j’embarque mes sacs sur mon dos et mes épaules et j’avance sur le petit chemin de terre dans la direction indiquée par l’homme. Dix minutes plus tard (bon sang, qu’est-ce qu’il fait chaud!), je suis accueillie par de jeunes soldats lourdement armés, en effet. Je leur montre mon autorisations, mes papiers, tout ça. C’est bon, je peux entrer. Ils me font embarquer à bord de leur Jeep pour m’emmener jusqu’au kibboutz.

Dans la Jeep, entourée de militaires, je repense au petit camion et à l’homme. Je revois son regard et son sourire. Et mes yeux sont de nouveau humides. Ce jour-là, sur un petit chemin de terre dans le Néguev, dans un petit camion, j’ai bu le meilleur Coca-Cola de toute ma vie.

La nomade (sédentaire)

5 commentaires

  1. J’aime bien ce billet. Tu as vu le film « le cochon de Gaza » ? J’ai adoré.
    Le coca ce n’est pas bon. Sauf dans des moments comme celui-là.

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